Andrea Gabutti
La démarche artistique d’Andrea Gabutti trouve sa source dans les photographies et les images qu’il rassemble et qui proviennent d’origines diverses. Ces fragments de réalité sont considérés par l’artiste en tant que représentations et non en tant que part du réel. Multiple et complexe, son œuvre déjoue toute tentative de catégorisation. L’artiste pratique en effet aussi bien le dessin, la peinture, l’installation que la photographie. Le dessin demeure cependant sa technique de prédilection et le moyen le plus adapté à l’exploration de son monde intérieur. Fusain, mine de plomb et sanguine sont traités avec maîtrise et virtuosité. Il dit d’ailleurs volontiers de lui-même : « je viens du monde du dessin ».
Depuis plusieurs années, le monde végétal et animal constitue sa source d’inspiration principale. Il y puise ses motifs et se crée ainsi un répertoire iconographique marqué par la présence de la nature. Sa vision du paysage s’est vue renouvelée par les réflexions qu’il a menées en regard des gravures du peintre genevois Barthélemy Menn (Genève, 1815-1893) et par les interprétations qu’il en a données. La démarche d ‘Andrea Gabutti est proche de celle déjà adoptée avec le corps humain au début des années 2000, et plus récemment, avec des éléments végétaux : il part d’un fragment de réalité qu’il extrait de son contexte et qu’il agrandit jusqu’à le monumentaliser. L’objet en tant que tel fait alors place à un univers personnel et intériorisé.
Le travail d’Andrea Gabutti est non seulement marqué par la diversité des techniques, mais également par celle des formats et des types de supports. Les œuvres de grande dimension induisent un engagement corporel tant de l’artiste qu’une expérience physique du spectateur. Tous deux pénètrent et sont immergés dans le dessin ou la peinture. Cette expérience sensorielle liée aux formats imposants, ainsi qu’à l’absence de délimitation se retrouve également dans l’importance accordée au support. L’artiste est attentif à la qualite du papier et de la toile, recherchant un grain précis, plus ou moins fin, en fonction du but poursuivi. On retrouve l’intérêt porté à la texture et à l’aspect de la matière à l’instar du traitement qu’il a parfois réservé au support, le considérant telle une peau, telle l’empreinte de son corps, telle une projection de lui-même. Parallèlement, il continue de travailler sur de plus petits formats, utilisant un langage formel, plus proche de la calligraphie.
Aujourd’hui, le support n’est plus poussé aux limites de la résistance comme dans les dessins des années 90 lorsque le papier était troué par la puissance du geste. La main trace avec fluidité une ligne estompée ou appuyée, qui révèle par exemple, l’aspect dense et velouté du fusain. Andrea Gabutti sait jouer avec subtilité de la large gamme de noirs et de gris que lui offre la mine de plomb. Les passages des tons clairs aux foncés sont délicatement traités. Mais, le geste est aussi déterminé, rapide et enlevé comme dans certaines de ses encres. L’écriture minutieuse, constituée d’un réseau de lignes fines et suggestives qui évoquent par exemple des feuillages, associés ou non à un élément d’architecture, figure alors une nature impénétrable. L’enchevêtrement de ces lignes rythmées et précises suggère un monde entre réalité et abstraction. La touche s’apparente alors à une calligraphie mouvante et vibrante; elle n’en demeure pas moins toujours fragmentée. Ce processus de décomposition est un moyen d’analyser, de scruter, de comprendre, voire même de s’approprier le réel. Cette composante introspective est centrale dans le travail d’Andrea Gabutti. La force des images réside également dans la maîtrise de l’ordonnancement, parfois classique, parfois audacieux, des différents éléments graphiques. L’alternance des pleins et des vides apporte une respiration à la composition et ouvre sur un ailleurs ainsi suggéré et laissé à la libre interprétation de celui qui contemple.
L’œuvre d’Andrea Gabutti se décline dans des médiums variés. C’est un travail riche, une œuvre polymorphe dont le contenu est parfois énigmatique. Le sujet, tantôt inspiré du monde naturel – animal et végétal – tantôt sorti d’un environnement domestique anodin, peut souvent surprendre. Davantage qu’une illustration, bien loin de la décoration, c’est un moment d’arrêt entre deux temps, deux lieux, qui nous renvoie à un hors champs empreint de nos propres références.
Narration et contemplation sont intimement liées. L’imaginaire n’est pas dans le tableau mais dans la vision de l’artiste et dans l’émotion qu’elle suscite. Face aux œuvres : notre mémoire, sollicitée pour venir compléter ces images diverses mais pas si indépendantes les unes des autres, ces surfaces où ce qui n’est pas dit nous appartient.
Le traitement monochrome de l’image vient renforcer ce sentiment de « pas tout à fait ici » que suggère une touche tout en finesse, à la fois engagée et retenue. Cay 2014
Parmi les représentations que l’artiste travaille, figurent la nature et ses paysages (montagnes, arbres, fleurs, cailloux, etc.). Actuellement, sa démarche, sa réflexion et ses questionnements s’inscrivent, entre autres, dans des paysages revisités comme ceux de l’artiste genevois Barthélémy Menn (1815 - 1893 Genève), peintre, dessinateur, paysagiste et portraitiste lié à l’école de Barbizon (1), auteur d’une série de gravures qui présentent la particularité d’être rares et de dimensions très réduites. Celle retranscrite ici se trouve au Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire de Genève (inventaire : E 2012-0324 / eau forte, cuvette : 92 x 124 mm).
(1) Institut suisse pour l’étude de l’art Zürich, Barthélémy Menn 1815-1893, Etude critique et biographique de Jura Brüschweiler, Fretz & Wasmuth Verlag Zürich, 1960
Que ce soient les villes ou les montagnes ou encore certains arbres ou les roses, les formes se composent principalement de touches. Une cavalcade de touches rappelant parfois les signes de la ponctuation comme les virgules, points et tirets, se précipite et glisse sur la surface blanche. Notre œil peut suivre les rythmes et les cadences du pinceau qui effleure le support et dépose en vitesse quelques traits de couleur. Les formes sont trouées, transpercées, en suspens, en état de gestation. La touche est donc vibrionnaire.
Dans les peintures de roses, les pétales s’effritent, la fleur est exsangue, son flux vital se répand en coulures, elle se vide. La coulure est prolongée par le pinceau qui rend plus dramatique cette déchirure des formes. Un effet de tapisserie suée, surannée en découle parfois, comme une trace de la mémoire venue s’ajouter à l’épanchement des couleurs.
Ce fractionnement des formes et de la touche, initié par les impressionnistes du 19ème siècle, engendre chez Andrea Gabutti des figures qui expriment mois leur présence que leur inachèvement. Cet inachèvement travaille comme un écart, une opération de déliaison, comme une image de rêve. Cet inachèvement manifeste aussi une relation de l’artiste à son travail. Trouées et fracturées, les formes expriment ici une urgence, une fragilité qui s’inscrit dans le geste même de l’artiste à l’œuvre. Quel que soit le degré de finition auquel elle parvient, la peinture porte les traces de sa venue. La touche ainsi n’est pas approximation mais plutôt rapprochement et ajustement. Elle montre l’effort de visibilité, l’acuité du regard qui cherche, le mouvement de l’œil qui sans cesse va et vient, balaie la surface. La touche vibratile sort le geste de l’intentionnalité et détache une forme où le geste de l’artiste vient peu à peu coïncider avec elle. La touche comme pulsation, comme rythme cardiaque, comme pulsion.
Le tracé pour l’artiste au travail reste constamment partiel et l’effet de composition ne survient qu’après-coup, lorsque la surface est remplie des à-coups du geste. Jamais son travail et son geste ne conduisent à l’achèvement. Ils ne sont pas un cheminement vers un terme dont la préfiguration serait le guide. Le fait que l’œuvre soit terminée, ou plutôt arrêtée, est dû davantage aux circonstances temporelles de sa production qu’à une intention. L’œuvre devient performance, inscrite dans un temps compté.
Si les motifs peints sont tous reconnaissables et facilement identifiables, leurs formes procèdent d’innombrables traits vibratiles agglutinés, juxtaposés ou séparés par la couleur du fond. Si lisibles qu’elles soient les figures n’en sont pas moins habitées par le dissemblable de cette dissémination expansive des touches.
Figurer chez Andrea Gabutti impose l’élémentaire, la particule. C’est du fragment et de la division que la figure apparaît, instable dans ses contours, traversée de vibrations et de tremblements, ouvrant sur l’indétermination, l’incertain de toute présence au monde.
... Après des peintures de grands formats aux couleurs pures, produites au temps de sa formation, il a ressenti la nécessité de travailler en noir et blanc, en jouant à la fois sur l'étendue de plages vides et sur la matière produite par entêtement de la main à revenir et revenir encore avec le crayon, la mine de plomb ou l'encre pour scarifier le support, le tuméfier....
... Ces œuvres, rendues ténues par la légèreté de la matière picturale – car il s'agit désormais d'huile ou d'acrylique sur papier ou sur toile – nous placent devant une incertitude entre ce qui apparaît et ce qui s'efface, ce qui vient et ce qui s'en va, présence et déjà absence, l'instant et son souvenir...
Une réalité horizontale
Ce n’est pas là un éclectisme figuratif moderne de pacotille, mais plutôt l’abordage de la réalité (esthétique et existentiel à la fois) du moi dépouillé de ses obsessions, et presque de lui-même. Ce passage du subjectif à l’objectif s’est logiquement produit par le biais de la photographie ; c’est précisément la photographie qui raccorde ces dimensions, et même toutes les dimensions, toutes les facettes du réel dans le flux visuel ininterrompu dont parle Thomas Ruff, qui comprend les magazines, les affiches publicitaires, les documents d’identité, les documents digitaux sur le web et ainsi de suite. Raconter sa propre vie par images aujourd’hui, signifie inévitablement s’introduire dans ce flux, dans lequel l’instantané de sa propre famille ou d’une sta- tuette votive qui nous est chère prennent leur place à côté d’images d’une guerre loin- taine, de la photographie d’un animal tirée d’un manuel de zoologie, de l’illustration d’un livre sur les armes à feu. (p.19)
Les œuvres de Gabutti dégagent une impression d’une tonalité émotionnelle pâle, froide, évasive comme le sont les couleurs des tableaux ; si l’on devait leur donner un nom, c’est davantage à la résignation qu’à la mélancolie que l’on penserait. Adhé- rer sans enthousiasme à une dimension devenue horizontale, où le moi, de concert avec les vieilles angoisses, perd aussi l’illusion de son caractère unique, fait prendre conscience que son propre destin est beaucoup plus marqué par des événements collectifs qu’ individuels. (p.21)
On pense à Michel Houellebecq – l’un de ses auteurs préférés – qui, dans son roman « Les particules élémentaires », emploie les termes froids et détachés de la science pour décrire les espoirs, les souffrances, les actions de ses personnages.