Aliska Lahusen

Carnet de voyage / Pérégrinations

Entre le pèlerinage et le vagabondage, c’est l’attitude mentale du voyageur et son regard sur le monde qui détermine la nuance. Si chez l’un le passage d’un lieu à l’autre est sujet à anecdotes, chez le pèlerin, paysages contemplés ou entrevus, rencontres de hasard, instruments nouveaux ou abandonnés se parent d’une profondeur de sens qui transforme les étapes en enrichissante collecte spirituelle.

Les récents travaux d’Aliska Lahusen peuvent se voir comme les échos d’un carnet de voyage duquel ne serait extrait qu’un ensemble choisi d’images et d’objets dont la somme condenserait l’essentiel d’une quête : ustensiles rituels ou quotidiens sublimés pour devenir archétypes abstraits, images de ciels et de lointains évoquant des paysages intérieurs. Ainsi les sculptures de bronze ou de laques, les Miroirs et Tambours, sont épurées de leur allégorie sacrale pour atteindre une stricte rigueur plastique, profonde et sensuelle. Au contraire, les Appuies-tête et les Ecritoires suggèrent bien d’usuels accessoires de voyage, dont la forme première résulte bien sûr d’une ergonomie raffinée, mais les œuvres qui en sont issues se parent d’une élégance interrogative qui excite et libère l’imaginaire.

La quête du voyageur est aussi, beaucoup, dans la contemplation patiente des paysages, à l’opposé de leur négation ou de leur consommation. Cette vision dans laquelle l’être humain se retrouve et s’apaise, Aliska Lahusen la restitue dans ses tableaux sur plomb ou étain Transit Umbra et Pluie. Pour cette dernière série, Pluies, l’artiste a repris et développé avec ses modes d’expression des éléments d’estampes de Hiroshige qu’elle interprète et s’approprie.

Ces tableaux, comme ses autres précédents, exigent un temps de perception, demandent qu’on s’y arrête et qu’on y respire. Alors apparaissent des ciels délavés, des pluies battantes, des ruissellements, déjà aperçus et enfouis dans notre mémoire et que l’on retrouve, tels une allusion dans un haïku, installés dans une œuvre nouvelle et autonome et qui diffuse, par delà le temps, de semblables émotions.

La caresse tremblante du temps
, les formes méditatives d’Aliska Lahusen

Aliska Lahusen poursuit depuis des années une entreprise patiente et calme. Elle se sert des matériaux et de leur transformation pour donner des contours à ce qui échappe si souvent au pouvoir de l’action et à la volonté, au temps qui est insaisissable. Elle crée lentement des formes qui viennent des profondeurs de l’histoire et qu’elle arrache au passé pour les rendre à la vie présente.
L’humanité occidentale n’a pas toujours vécu une temporalité qui se précipite vers l’avant, une succession d’actions, de réalisations, entrecoupées d’effondrement puis de reprise. Il y avait d’autres rythmes, d’autres cycles, un temps qui se forgeait à l’intérieur et qui n’était pas tourné seulement vers un futur dont la réalisation, d’ailleurs hypothétique, justifierait les désastres et parfois les bonheurs d’aujourd’hui. Même si notre modèle impose de plus en plus sa productivité sur toute la planète, ces visions et leurs objets subsistent encore dans d’autres régions du monde.
En faisant appel à ces formes lointaines, dans le passé ou dans l’ailleurs, en regardant là où subsiste une autre vision du temps, une autre manière de le vivre, non pas comme un continuum orienté mais comme un état et une succession d’états qui n’entretiennent pas de relation de causalité. Aliska Lahusen crée un monde de cercles et de retours. Ses « tambours » et ses « miroirs » brillent d’une couleur vive dont la profondeur vient des couches de laque superposées. Ses panneaux gris et mats, presque ternes, semblent habités par des êtres géométriques, par des courbes, par des flaques plus sombres ou plus claires.
La chose surgit lentement devant les yeux du spectateur, sans confier son origine. Maintenant, le résultat est souvent l’essentiel. Peu importe le temps passé pour l’obtenir. Peu importe même qu’il soit de la main de l’artiste. Il faut que ça claque. Mais rien n’oblige à suivre cette voie si ce n’est l’ambition d’être célébré, car l’art d’une époque n’est jamais homogène. Une autre conduite est possible, qui n’est ni meilleure ni pire, ce n’est pas le problème. L’essentiel est qu’elle soit là, que le lent travail soit encore une forme de méditation et que la caresse de la main sur la matière donne un sens au temps qui n’en a pas.

“Mes actuels travaux en laque s'inscrivent dans la continuité. Ainsi dans mes précédents tableaux sur plomb j'utilisais la superposition des couches de peintures et leur effacement pour obtenir profondeur et éclat; de même dans nombre de mes sculptures en plomb, le verre et sa transparence étaient présents car depuis longtemps je m'intéresse au concept du reflet comme renvoi du regard à sa propre intériorité. Par la suite, lors de voyages au Japon et dans des monastères de l'Himalaya, j'ai été passionnée par la découverte des mythes concernant le miroir et les rituels qui l'accompagnent. J'y ai vu une correspondance avec ma propre recherche artistique. Dans ces traditions, le miroir n'est pas l'instrument du regard narcissique en quête de son image mais il est au contraire l'objet qui capte et conserve: lorsqu'on ne l'utilise pas, mieux vaut, par prudence, le couvrir. Il est également associé à l'obscurité. Ainsi, dans le mythe japonais de la création, la déesse Amaterasu projette à l'aide d'un miroir sphérique la lumière sur le monde depuis le fond d'une caverne. Et dans le bouddhisme tibétain, lors du jugement des morts le dieu Yama tend à l’esprit du défunt un miroir qui a conservé les événements de son existence, puis il demande au mort de s’y regarder et de s’y reconnaître. Je voulais travailler sur ce thème et je recherchais un médium que je pourrais utiliser comme pour enregistrer strate par strate des moments d’existence, des instants de conscience et qui me permettrait également d’user de la couleur pour insuffler le sentiment qu’une énergie émane de l’objet lui-même. Il me fallait donc pouvoir jouer autant de la couleur que de la lumière et de la transparence. Il m’a semblé que la laque traditionnelle offrait ces possibilités et je me suis tournée vers elle. La lenteur d'exécution à laquelle oblige le matériau, les méthodiques préparations, les répétées superpositions des couches de pigments jusqu'à la révélation de la couleur finale, qui en transmet d'autres, cachées, qui l'ont précédée et qui, par elle, nous touchent, me paraissait capable de transmettre ce sentiment de l’existence. Dans ce mode de travail, j'ai aussi trouvé une sorte de réponse à ma fascination pour l’action répétitive et obsessionnelle. La durée du travail oblige celle du regard: pour que la densité des strates accumulées s’impose en perception consciente d‘une certaine lumière, il faut aussi du temps. Le temps de se laisser porter, de revenir et de se laisser prendre. Ainsi, le spectateur, faussement attiré par la recherche d'un hypothétique reflet de son visage, peut-il être emmené (je l’espère...) par une émotion purement sensorielle vers des profondeurs plus lointaines...”

Laurent Wolf, «Peinture et Sculpture», Le Temps, 2009

Dans le domaine de l’art on oppose traditionnellement l’apollinien au dionysiaque, la symétrie à la dissymétrie, chacune de ces dimensions étant en elle-même porteuse d’un univers particulier. Dans le cas d’Aliska Lahusen, son oeuvre telle qu’on peut la voir depuis de nombreuses années s’éloigne progressivement du baroquisme tourmenté qui semble avoir marqué son travail dans ses débuts pour atteindre aujourd’hui une sorte d’immobilité frontale et contemplative qui la rapproche de l’art d’un Giorgio Morandi. Comme chez le maître de Bologne les sujets traités par Aliska Lahusen se concentrent sur des objets simples du quotidien, tels un bol, un lit, une barque, qui prennent sous ses doigts une monumentalité silencieuse et une spiritualité propres au religieux. Un religieux qui pourrait prendre ses origines dans le bouddhisme zen qui l’a baignée lors de ses séjours au Japon et dans l’Himalaya. Ainsi le thème du bol, propre aux moines mendiants, celui des porte-sommeil, et plus géné- ralement l’emploi des grande formes circulaires, en référence à l’Enso, le cercle japonais symbole de la peinture Zen, témoignent de son ancrage nippon, comme les grandes pièces intitulées Pluies, inspirées des « cinquant- trois étapes de la route du Tokaïdo » d’ Hiroshige. Il faut évoquer enfin la mystérieuse lumière sourde et grise qui baigne les tableaux peints sur des feuilles de plomb, nous ramenant à Morandi dont on sait qu’il interdisait que la poussière déposée sur les objets dans son atelier soit enlevée, procurant ainsi à ses natures mortes leur lumière unique.

Texte pour le catalogue de l’exposition à la Galerie du Canon, Toulon 2018

“L’ÉTERNITÉ SERA VELOCITÉ OU PAUSE“, (EMILY DICKINSON)

Aliska Lahusen, artiste polonaise vivant et travaillant à Paris, crée despeintures et des sculptures qui visent à l’équilibre entre un vide rempli de tensions et des espaces suggérant des mouvements. Inspirée par l’esthétique japonaise et les méthodes de laquage, Aliska Lahusen fait appelà notre perception des matériaux traditionnels. Elle aussi franchit les frontières entre la peinture et la sculpture, ce qui, inévitablement, conduit à leur inspiration primaire: les gravures sur bois. La délicatesse et l’endurance cohabitent côte à côte dans ses pièces, suggérant peut-être que le temps et sa suspension ne font qu’un et que, finalement, tout restera. Comme tout finira par disparaître. Ou bien tout est-il déjà en train de disparaître maintenant ... dans l’actualité du temps?
(...) Comme nous contemplons les qualités de l’éclat de la brillance et la richesse des couleurs dans les oeuvres d’Aliska Lahusen, nous découvrons également une profondeur intense dans ses autres oeuvres en deux dimen- sions. Même si l’espace d’exposition est silencieux et discret, il est rempli de sons imaginaires (pluie, eau, gong, gouttes d’encre) et devient performance. Les matériaux soigneusement conçus communiquent à travers leurs formes, leurs couleurs et leurs titres, qui se réfèrent souvent à l’idée du voyage, récurrent tout au long de l’accrochage avec la symbolique du cercle. “Barque Errante“ (2017), “Tambour d’eau verte“ (2017) et “Pluie de Hiroshige“ (2015) d’Aliska Lahusen sont lyriques et narratifs, rappelant le pèlerinage spirituel.
Pluie de printemps
Sous les arbres
Un ruisseau de cristal (Basho)

Dominika MACKIEWICZ in BETWEEN THE IMAGES, on Un Japanese photography, art and cities, 2018