Daniel Ybarra

Germinations, semences et fleurs. L’imaginaire végétal chez Daniel Orson Ybarra

« Je crois à ce que j’appelle la pensée archipélique. Parce qu’elle n’impose pas, elle est peut-être fragile, menacée, fuyante, mais c’est toujours une pensée de l’errance, une pensée du déplacement et non pas une pensée de l’imposition. » Edouard Glissant, Pour une pensée archipélique

Les paroles du poète-philosophe martiniquais Edouard Glissant évoquent certains thèmes présents dans l’œuvre de Daniel Orson Ybarra. La pensée archipélique à laquelle il est fait référence se comprend comme un outil pour saisir le monde et les mouvements qui l’animent. Ce concept, associé à celui du « rhizome » développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux,1980), a profondément marqué le travail de Daniel. Bien qu’abstraites ses œuvres entretiennent des liens très étroits avec la nature qui constitue l’une de ses principales sources d’inspiration. Celle-ci est perçue non comme un répertoire iconographique, au sens de la tradition picturale naturaliste, mais comme un inépuisable réservoir de formes recelant de puissantes énergies vitales et psychiques, propres à ouvrir des horizons symboliques illimités. Les croisements et métissage de ces univers permettent à Daniel Orson Ybarra de décliner une multitude de thèmes qui s’enchaînent et s’emboîtent pour former précisément une sorte d’archipel offrant une succession de séries ou de moments isolés, mais dont les frontières restent poreuses et liées par des connexions contiguës, sous-jacentes.
C’est le cas des séries Germinations qui apparaissent dans les années 2000. On y observe déjà cette fantastique prolifération, ou pullulement, jusqu’à saturation de points de couleurs éveillant l’idée d’une forme de vie à l’état cellulaire. Daniel ébauche un état du monde de tous les possibles saisi dans un stade de germination-gestation d’êtres ou de matières encore indifférenciés. Lorsque l’artiste peint ces sujets sur des toiles de très grand format, soit en réalisant diverses installations dans l’espace, le spectateur découvre la cartographie céleste d’une cosmologie en formation.
o Les Semences apparaissent vers 2010, cependant ce schème existe depuis les années 2000 et constitue un leitmotiv résonnant à travers différentes suites telles que : Solysombras (2000) ; Sépias (2001);Bosquejos (2001); Nenufares Faros (2003) ; Germinaciones (2009) ; Semilleros (2010-2014); Urban Jungle et Urban Abstractions (2013-14); Constellations (2014); Seedlings (2022-2024); Epiphany Series ( 2020-2024 ); Jardins (2023…).

Pour comprendre le processus créatif des Semences et les liens que ces pièces entretiennent avec les précédentes, il convient de repenser aux concepts «d’archipel » et de « rhizome » évoqués précédemment. Aussi les images créées par l’artiste fonctionnent-elles par fragments, éclats et parcelles qui, telles des graines, se propagent par dissémination ou nomadisme, générant autant d’îlots et d’enclaves de sens. Les premières Semences représentent des myriades de points multicolores qui évoquent l’imagerie médicale, en particulier les cultures micro-biologiques, par ailleurs le choix d’un format rond, qui rappelle effectivement les verres de montre et boîtes de Petri des laboratoires d’analyses, renforce ce sentiment. En 2020, le processus évolue pour se focaliser sur une ou plusieurs semences, comme saisies dans une phase qui pourrait annoncer un développement moléculaire. L’évolution du motif coïncide avec la période où Daniel est venu en résidence aux Condémines, en Valais. C’est là qu’il il a rencontré Marguerite, une vieille paysanne, grande spécialiste des plantes, fleurs et semences qu’elle cultive et transforme en divers onguents, élixirs et autres médications naturelles. L’amitié et la communication, intergénérationnelle et par-delà les différences socio-culturelles, qui est née entre eux a bouleversé Daniel. Au cours des visites qu’il lui faisait régulièrement, il a beaucoup observé et écouté ce que Marguerite disait à propos du monde végétal. Un jour elle lui a dit : « Viens avant quatre heures, parce qu’après les fleurs se ferment ». Cette phrase, associée au spectacle visuel des graines et fleurs séchées ou macérées conservées par Marguerite dans de multiples bocaux de verre illuminés par le soleil, a déclanché chez l’artiste une émotion qui l’a amené à entreprendre une importante série de dessins aquarellés intitulés « Marguerite dit… », signant l’amorce d’un nouveau cycle des Semences. Cette dynamique a pourtant connu une mutation inattendue qui s’est manifestée à la suite de l’hospitalisation de Daniel Orson Ybarra pour cause de Covid. Il a en effet contracté une souche particulièrement agressive du virus qui lui a enlevé 70 % de sa capacité pulmonaire. Les pièces réalisées à ce moment se sont transformées en ce qui semblait être des feuilles dotées d’un réseau de nervures saillantes et bien visibles. Une morphologie végétale qui m’a fait penser aux Sculptures de lymphe de Giuseppe Penone - présentées à la Biennale de Venise en 2007 - où se mêlaient l’organique, le végétal l’animal et le minéral. Sachant que les principales préoccupations de Penone se concentrent autour des végétaux, mais aussi autour de la peau, de la respiration et du souffle, j’ai compris que certains dessins de Daniel, qui voyaient leurs couleurs s’éteindre au profit d’une grisaille monochrome, pouvaient être perçus comme des poumons avec leur réseau alvéolaire. Après cette phase empreinte de gravité, la dimension végétale et florale s’est à nouveau imposée, avec une vigueur renouvelée. Les explorations récentes de Daniel Orson Ybarra l’entraînent dans un espace luxuriant de Jardin d’Eden, lieu emblématique de toute création, où feuilles et fleurs sont en perpétuelle croissance et éclosion. Par l’acte de peindre ces floraisons et herbiers végétaux, Daniel renoue avec la tradition ancestrale du décor floral à l’instar de l’art des Millefleurs de la tapisserie ou de l’enluminure médiévale. Fidèle à son mode de pensée archipélique, Daniel imagine un projet dont chaque pièce composera un immense jardin et, grâce au langage du pinceau, il se propose d’enchâsser une multitude d’histoires de végétation qui, tel le modèle littéraire des Mille et une nuits, célèbre la victoire quotidienne de l’art et de l’imaginaire sur les forces obscures. Une écriture foisonnante et schématique par laquelle il s’agit, comme le souligne Mallarmé, de « Peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit » (Lettre à Henri Cazalis).

Françoise-Hélène Brou, 2024

"Le collage... est l'événement du monde le plus extraordinaire" (J. Paulhan)

Germinaciones, semilleros: les derniers travaux de Daniel Ybarra posent d'emblée la référence à la nature dans ce qu'elle a de dynamique: le processus de croissance, d'engendrement, d'inflorescence, qui va de 'intensité retenue (du potentiel, de l'avenir) jusqu'à l'expression dilatée, détendue et spatialisée de sa forme, fruits, fleurs ou feuilles. Ces peintures, ou plutôt ces collages et assemblages, s'inscrivent dans la logique des tableaux précédents: jeux d'ombre colorée, de lumière irisée traversant un feuillage que la photographie numérique restitue avec un léger flou sur lequel la peinture va être déposée, comme pour en atténuer la référence naturaliste et la déplacer, avec lenteur et attention, dans le domaine de l'abstraction. Il y a là le début d'un contre-processus qui vient s'opposer au modèle naturel, le dévier de sa logique linéaire, et l'ouvrir à une action de transformation qui est le propre de l'art. La métaphore se substitue à la métamorphose; les feuilles d'arbre qui servaient de point de départ pour les tableaux deviennent, dans Germinaciones, un feuilletage au sens strict du terme, un empilement de films de plastic transparent; chaque strate est marquée par une intervention, peinture ou dessin, sur une partie de la surface, de telle sorte que l'ensemble, une fois achevé, laisse apparaître les formes dans un jeu savant de caché-montré, au sein d'une profondeur contenue.

Extrait du texte de Christian Bonnefoi, 2011

Depuis quelques années Daniel Ybarra consacre son travail à transposer les jeux de la lumière dans un langage mêlant intimement les processus plastiques et photographiques. La saisie de ces instants lumineux résulte dans un premier temps de l’observation de la nature, de celle en particulier du jardin: arbres aux épaisses frondaisons, tapis floraux, herbages, souches et terre, iridescences aquatiques. Mais loin de retranscrire mimétiquement l’image de la végétation ou des éléments traversés par les rayons solaires et en particulier leur gamme chromatique, l’artiste déconstruit l’ordre de l’optique physiologique pour y substituer une grille visuelle obéissant à des coordonnées personnelles. Aussi à l’intérieur de ses compositions son imaginaire réagence la nature, redécoupe le réel, lui fait subir un traitement de dilatation, processus au terme duquel composition, couleurs et signes acquièrent une nouvelle lisibilité, sans que à proprement parler la nature intrinsèque de ce réel ait changé. (...)

Françoise-Hélène Brou, avril 2002, extrait du texte "lumières liminaires"

Le labyrinthe tranquille
Ce qui a été et qui sera, le choses que j'ai eues et celles que j'aurai, tout cela  nous attend quelque part dans ce labyrinthe tranquille

J.-L. Borges